Le numérique : oui, mais plus comme ça !
Cela fait depuis 2023 que je m’attèle à essayer de transformer mon métier (ingénieur en informatique) en quelque chose de différent sans que j’en ai expliqué les raisons profondes. Voici ici le pourquoi de tout cela.
Du constat global à la connaissance approfondie
Quelques temps avant le COVID, je m’étais penché sur le 5e rapport du GIEC. Je ne mentirai pas en disant que je l’ai lu, mais j’ai lu différentes synthèses. J’ai également eu d’autres lectures, notamment sur la collapsologie et autres approches systémiques dont le « manuel de transition de la dépendance au pétrole à la résilience locale » de Rob Hopkins qui m’a beaucoup inspiré. J’ai ensuite creusé plus en profondeur les sujets de l’énergie, de l’agriculture, de l’eau, de l’économie, de l’autonomie, des low-techs… en m’appuyant sur les travaux de vulgarisation du Shift Project (et leur plan de transformation de l’économie française), de l’association négaWatt, mais aussi d’organes plus institutionnels tels que l’Ademe, RTE, France Stratégie, l’Agence Internationale de l’Énergie… Bref, j’ai mangé de la donnée, de la statistique, j’ai lu et relu pour essayer de comprendre : comprendre ce qui me semblait ne pas aller, comprendre comment faire autrement.
S’en est suivi un pronfond désarroi, un sentiment d’impuissance : que puis-je faire, moi, petite personne insignifiante dans ce monde, pour enrayer cette machine dévastatrice ? J’imagine que, comme beaucoup, je suis passé par une phase d’éco-anxiété, suivie de solastalgie. J’ai alors trouvé un remède dans l’action collaborative. J’ai d’abord tenté de créer un collectif citoyen de proximité, pour ensuite rejoindre l’antenne locale d’une association déjà ancrée dans cette dynamique : les Amis de la Terre. Entre temps, en discutant avec des militants locaux, nous avions acté qu’il fallait un support de sensibilisation. Nous avions alors acté une répartition entre la Fresque du climat pour certain·e·s et atelier Inventons Nos Vies Bas Carbone pour d’autres.
Cette approche “généraliste” était intéressante, mais j’avais ce sentiment d’inconfort, de n’attaquer que partiellement le problème. Je changeais mes habitudes de consommation. Je sensibilisais les gens et participais à des actions locales. Non pas que cela ait été inutile, bien au contraire. Mais je ne traitais les problèmes que dans ma sphère privée, allant jusqu’à certaines altercations avec mes proches (auprès desquels je m’excuse encore), et donnais de mon temps libre sans toucher réellement à ce que je faisais le plus gros de mon temps : mon travail !
Je me suis alors rendu compte qu’à travers mes nombreuses lectures, je n’avais finalement qu’une connaissance de surface des impacts des métiers du numérique et du numérique dans sa globalité. J’avais beau posséder une expertise technique et avoir balayé de nombreux aspects du numérique, je n’avais pas pris le temps d’en avoir une image globale, que ce soit en terme d’impact mais aussi de politique. J’ai alors replongé dans différentes lectures que je continue encore à l’heure actuelle avec pour ambition d’avoir une vision fine de l’évolution des usages du numérique sous ses différentes formes (logicielles comme matérielles), des raisons qui ont amenés ces usages, et des différents impacts qu’ils entrainent ou auxquels ils contribuent.
Abandonner plutôt que transformer ?
Les constats furent alors pour moi d’une violence terrible : le numérique est probablement le support majeur des polycrises auxquelles nous faisons face aujourd’hui. Ma première réponse fut alors de vouloir stopper ma contribution à cette industrie aux impacts ravageurs, autant de par ses impacts directs (production du matériel, utilisation) qu’indirects (influence, appauvrissement intellectuel, sédentarité, déconnexion du vivant/réel…).
J’ai dans le même temps entamé un changement majeur dans ma vie en déménageant pour (retourner) vivre en province, selon des critères précis, en adéquation avec la pensée post-urbaine. Je me dois de préciser au passage que j’ai la chance d’avoir une femme très alignée avec mes valeurs. Elle a également procédé à des changements forts : après 20 ans de carrière comme styliste dans l’industrie de la mode, une prise de conscience progressive et des tentatives d’améliorations “in situ”, elle a tenté une approche plus radicale. Elle a tout d’abord créé, dans une optique de pédagogie et de démonstration, une marque de vêtements éco-responsables pour enfants, produits en France à partir de tissus surcyclés. Elle a ensuite co-créé un outil de sensibilisation aux impacts du secteur de la mode et du textile, l’Atelier Mode et Impacts. Aujourd’hui elle tente de s’intégrer dans une dynamique locale (après le mouvement que je lui ai en quelque sorte imposé) en contribuant entre autres aux apprentissages des enfants à des savoir faire manuels et créatifs. Le but est d’encourager et sensibiliser les plus jeunes à la réparation et à la durabilité, dans la joie du « faire soi-même ».
J’en reviens à ma fuite du numérique. Car c’était bien là le problème : je fuyais mon domaine d’expertise qui désormais m’inspirait tant de dégoût. Comme si la technique, le support inerte, était la raison des maux que j’avais identifiés. Il m’a alors fallu un temps de digestion (et encore quelques lectures, en partie philosophiques, Serge Latour, Ivan Illich et quelques autres comme compagnons de soirée) pour me remettre dans cette dynamique militante, difficile mais riche en apprentissages et en opportunités.
Repenser le numérique : des opportunités à foison
En essayant d’adopter une attitude psychologique « positive », il m’est apparu que les problèmes découverts représentaient autant d’opportunités dont bon nombre peut être bénéfique aux entreprises tant pour satisfaire des besoins d’image, que réduire les coûts par différentes formes de réduction et d’optimisation, ou encore en adoptant une politique de gestion des risques face aux polycrises.
Les idées étaient présentes, restait à trouver comment les concrétiser.
J’ai dès ce moment tenté de développer une activité au multiples facettes :
- réduire l’impact des systèmes existants (éco-conception, optimisation, qualité…) ;
- favoriser la prise de conscience selon une approche systémique (ateliers de sensibilisation, formation) ;
- développer une stratégie numérique résiliente et robuste ;
- accompagner la dénumérisation des activités qui peuvent l’être ou garantir une solution de repli non numérique.
Évidemment, ce type de projet ne se mène pas seul. J’ai donc décider de rejoindre un collectif, Infogreen Factory qui fait un travail formidable. Je suis également de près le travail d’associations telles que GreenIT, l’April, les Shifters. Malheureusement, le sabotage de la CSRD et la situation géopolitique internationale actuelle viennent entraver le développement de la filière d’éco-conception (et sobriété) numérique (pour ne pas parler de l’avènement des IA génératives et de la croyance absurde dans le fait qu’elles « sauveront la planète »). Là où des outils comme le RGESN donnent un cadre à la démarche, l’absence de contrainte légale devient une échappatoire et empêche la filière NR de se développer pleinement.
Le secteur qui pourrait tirer son épingle du jeu est celui de la résilience numérique. Le récent évènement de coupure électrique en Espagne a suscité l’inquiétude et fait émerger un début de prise de conscience des risques systémiques, de même que les menaces de coupures de services que faisait peser le gouvernement Trump.
Financer une activité en développement
Le numérique responsable se développe malgré tout, mais doucement. La récupération du sujet par les ESN montre un attrait de leurs clients, même si on peut parfois y voir la volonté seule de répondre à un besoin d’image de la clientèle, et un bricolage par les ESN plus qu’un réel changement de paradigme.
Par précaution, j’ai donc fait le choix de me diversifier en préservant une partie de mon activité d’expertise afin de supporter une partie de mes besoins financiers. Bien utilisée, cette activité peut d’ailleurs servir les aspects éco-conception et réduction d’impacts par l’optimisation. Cette hybridation du travail me paraît d’ailleurs être une solution facilitant la transition.
Tout ceci reste toutefois un pari important où j’espère convertir mon militantisme et ma vision d’un numérique différent en un métier nouveau. Ma seule certitude est que la trajectoire prise par le numérique n’est pas tenable et que je ferai de mon mieux pour contribuer à l’influer.