Sobriété numérique nécessaire
À l’heure où le hype technologique est à l’intelligence artificielle, la question de la sobriété et des usages du numérique est releguée au dernier rang. Pourtant, sous l’apparente immatérialité de l’Internet et du numérique se cachent des problématiques environnementales et humaines majeures.
Une consommation énergétique hors de contrôle
En 2020, avant l’avènement de l’IA “grand public”, le numérique mobilisait entre 5,5% et 10% de la production d’électricité mondiale (sources : INR et CNRS). Ce chiffre pourrait grimper à 20 % d’ici 2030 selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
Le numérique consomme 10% de la production électrique mondiale et les prévisions sont alarmantes avec le développement des IA.
Avec un mix énergétique mondial encore largement basé sur les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), cette consommation est un vecteur majeur d’émissions de gaz à effet de serre. En 2020, les émissions de CO2e liées au numérique représentaient environ 4 % des émissions mondiales, soit plus que l’aviation civile. La multiplication des data centers, des infrastructures réseaux et des objets connectés exacerbe ce problème.
Les prévisions sont plus qu’alarmantes et prévoient, pour la France, un triplement des émissions d’ici à 2050, avec notamment l’explosion du nombre de data centers dont une part notable sera dédiée aux IA.
Des ressources limitées et des conflits oubliés
L’empreinte écologique du numérique dépasse les émissions de carbone. Les équipements électroniques, de nos smartphones aux serveurs, nécessitent des matériaux rares comme le cobalt, le lithium, l’or et les terres rares. La République démocratique du Congo (RDC) fournit plus de 70 % du cobalt mondial, un minerai extrait dans des conditions déplorables : travail forcé, exploitation des enfants, corruption, et contrôle de certaines zones par des milices armées. Ces minerais alimentent non seulement nos appareils, mais aussi des conflits géopolitiques et mafieux, perpétuant une économie mondiale injuste et violente.
Une consommation d’eau alarmante, un facteur de tensions
Au-delà de sa voracité énergétique et abiotique, le numérique exerce une pression croissante sur les ressources en eau, un aspect encore trop peu considéré. La fabrication des semi-conducteurs, indispensables à nos appareils électroniques, est particulièrement gourmande. Prenons l’exemple de Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), le leader mondial de la production de puces électroniques, qui consomme à elle seule environ 156 000 tonnes d’eau par jour (soit l’équivalent de 60 piscines olympiques). Cette consommation est critique dans un contexte où Taïwan fait face à des sécheresses de plus en plus fréquentes, exacerbées par le changement climatique.
Outre la fabrication des composants, les datacenters, qui stockent et traitent nos données numériques, jouent également un rôle important dans cette pression hydrique. Ces infrastructures nécessitent d’énormes quantités d’eau pour refroidir leurs serveurs. Par exemple, certains datacenters américains peuvent consommer jusqu’à 1,7 million de litres d’eau par jour, comme en témoigne le cas d’un datacenter de Google dans le Comté de Douglas, en Géorgie. Cette consommation engendre des tensions avec les populations locales, notamment dans des régions où l’accès à l’eau devient critique en raison des sécheresses ou d’une mauvaise gestion des ressources.
Le numérique entre en compétition directe avec des usages essentiels comme l’agriculture ou l’approvisionnement en eau potable.
Ces tensions se retrouvent également en Europe : en 2022, des projets de datacenters aux Pays-Bas, soutenus par des géants comme Microsoft et Meta, ont suscité une opposition farouche. Les populations locales et les agriculteurs dénoncent l’accaparement de l’eau dans des zones déjà fragilisées par les sécheresses, en particulier dans des périodes estivales où les besoins en irrigation augmentent.
Le numérique, en multipliant les infrastructures nécessaires à son fonctionnement, entre ainsi en compétition directe avec des usages essentiels comme l’agriculture ou l’approvisionnement en eau potable, soulignant les contradictions entre développement technologique et gestion durable des ressources vitales.
La bombe à retardement des déchets électroniques
Le numérique produit également une quantité alarmante de déchets électroniques. En 2021, 57 millions de tonnes de ces déchets ont été générés dans le monde, un chiffre en augmentation annuelle de 3%. Seule une fraction (17%) est recyclée de manière appropriée. La majeure partie de ces déchets est exportée vers des pays en développement, notamment en Afrique de l’Ouest, où ils s’accumulent dans des décharges à ciel ouvert, souvent illégalement. Ces pratiques, issues d’un néocolonialisme persistant, exposent les populations locales à des pollutions toxiques, tout en fragilisant leur environnement.
Le Ghana importe chaque année près de 40 000 tonnes de déchets électroniques. Agbogbloshie, quartier de la capitale Accra, est la principale destination. C’est aussi l’un des endroits les plus pollués au monde.
La technologie peut-elle nous sauver ?
Comme le précise la synthèse “IT4Green : évaluation environnementale des effets directs et indirects du numérique pour des cas d’usage” de l’ADEME, la mesure d’éventuels impacts environnementaux nets positifs demande à préciser des cas particuliers et de les étudiers au cas par cas. On ne peut donc pas garantir un impact environnemental global positif du numérique en l’état, le prétendre tient de l’aveuglement.
« Est-ce qu’une digitalisation, qui est largement conduite par des business modèles expansionnistes, peut apporter des réponses aux crises multiples de notre époques ? »
Digital Reset, D4S
Le réseau de recherche Européen D4S (Digitalization for Sustainability) regroupant des chercheurs et acteurs de différentes disciplines propose, dans son rapport « Digital Reset, redirecting technologies for the deep sustainability transformation », une redirection radicale des services numériques au service du climat, de la planète et du bien commun. Le numérique serait un levier, mais seulement s’il respecte des usages contraints, dans le respect des limites planétaires.
Quels outils pour comprendre et agir ?
Pour agir de manière efficace, il est nécessaire de comprendre les différentes incidences du numérique et les axes sur lesquels nous pouvons jouer selon le contexte et par ordre d’impact.
La fabrication des équipements est aujourd’hui le premier levier sur lequel agir (60% des émissions du numérique en France). En réduisant leur consommation, en les faisant durer, en les réparant puis en les recyclant, on limite très largement leurs impacts.
Les actions à mettre en œuvre sont nombreuses. Il est alors utile de s’appuyer sur des méthodologies et outils prévus à cet effet.
Avec les bons gestes, 1/4 de la consommation électrique des équipements pourrait être évitée.
Le programme AltImpact mis en place par l’ADEME en partenariat avec l’INRIA et le CNRS accompagne les individus, entreprises et collectivités vers la sobriété numérique. C’est un outil très pratique pour aborder la sobriété.
On trouve de nombreuses ressources documentaires, notamment auprès de l’ADEME, de l’Arcep qui ont créé l’observatoire des impacts environnementaux du numérique dont la vocation est d’assister le pilotage e la transition/transformation numérique.
Pour le grand public, l’Institut du Numérique Responsable (INR) a mis à disposition une formation gratuite en ligne (MOOC) sur le thème du numérique responsable.
Pour les professionnels, l’INR a également produit le Guide de Référence de Conception Responsable de Services Numériques (RGESN) (co-pilotée par la Direction interministérielle du numérique (DINUM), le Ministère de la Transition Écologique et l’ADEME), sorte d’évolution du GR491, visant à permettre la réalisation d’audits d’écoconception des services numériques.
Penser plus loin que la sobriété
Attention cependant à ne pas agir sans réfléchir ! Les chiffres nous permettent de déterminer les actions à prioriser, mais ils n’expriment pas clairement la nécessité de repenser nos usages et notre rapport à la technologie, à la technique. Réduire l’effort à une réduction des émissions de CO2e sans voir les dimensions systémique et politique reviendrait à poursuivre notre fuite en avant.
Les réflexions technocritiques ne sont pas nouvelles. Il y a plus d’un demi-siècle, Jacques Ellul exprimait comment l’Homme avait désacralisé et profané la nature pour sacraliser la technique. Une des conséquences est la dépendance que nous entretenons aujourd’hui avec cette dernière. Notre addiction au numérique n’en est-elle pas la parfaite illustration ?
De même, le tout numérique porté par les politiques étatiques n’est-il pas un concrétisation du « monopole radical » d’Ivan Illich, supprimant tout autre moyen d’atteindre les mêmes fonctions ? Internet et le numérique sont loins de satisfaitre les critères de « convivialité » définis par Illich, mais tout n’est pas perdu et on peut encore imager un numérique responsable et acceptable. C’est d’ailleurs la proposition qu’en fait Louis Derrac dans son manifeste pour un alternumérisme radical.
« J’ai montré sans cesse la technique comme étant autonome, je n’ai jamais dit qu’elle ne pouvait pas être maîtrisée. »
Changer de révolution. L'inéluctable prolétariat. (1982), Jacques Ellul
Le numérique peut être un levier formidable pour construire un avenir durable, mais à condition de rompre avec nos habitudes énergivores et extractivistes. La sobriété numérique n’est pas un renoncement, mais une voie vers une technologie réconciliée avec la planète et ses habitants.
Ressources :
- Numérique : le grand gâchis énergétique, CNRS
- En route vers la sobriété numérique, ADEME
- Numérique : quel impact environnemental en 2022, ADEME
- Numérique responsable, Ministère de la transition écologique
- MOOC numérique responsable, Institut du Numérique Responsable
- Rapport sur la sobriété numérique (2018), The Shift Project
- L’Enfer numérique, voyage au bout d’un like, Guillaume Pitron (journaliste)
- Programme Alt Impact, ADEME, CNRS, INRIA
- La criminalité organisée profite de l’augmentation du trafic de déchets électroniques, BBC
- 53 millions de tonnes de déchets électroniques en 2019, INR
- IT4Green : évaluation environnementale des effets directs et indirects du numérique pour des cas d’usage, ADEME
- Impacts environnementaux du numérique (2019), INSEE
- Le Big Data est-il polluant ?, CNRS
- Data Centres and Data Transmission Networks, Agence Internationale de l’Energie
- Digitalisation and Energy, Agence Internationale de l’Energie
- Manifeste pour un alternumérisme radical
- Rapport “Digital Reset. Redirecting Technologies for the Deep Sustainability Transformation.”, réseau “Digitalization for Sustainability – Science in Dialogue” (D4S)
- Maîtriser la consommation énergétique du numérique : le progrès technologique n’y suffira pas, France Stratégie
- Observatoire des imapcts environnementaux du numérique, ADEME-Arcep
- MOOC Numérique Responsable, INR
- La technodiversité, outil clé de la décolonisation numérique